Évolutions touchant la prévoyance professionnelle
La stabilité de notre prévoyance vieillesse, avec son équilibre entre répartition et capitalisation, apporte à notre pays un puissant avantage sur le plan de la politique sociale. Mais les profondes mutations économiques et démographiques que nous traversons appellent des adaptations. De même, les attentes et les revendications des destinataires évoluent. C’est ce dont doit tenir compte la réforme de la LPP en cours – sans pour autant remettre en question les résultats acquis.
Après s’être vu confrontées ces deux dernières années aux défis de la pandémie de Covid-19, les caisses de pension (CP) mettent désormais au cœur de leurs préoccupations la guerre actuelle en Ukraine sous toutes ses facettes, surtout celle des souffrances humaines indicibles qu’elle provoque. Tout porte déjà à croire que l’invasion de l’Ukraine par la Russie va freiner la reprise de l’économie mondiale après la pandémie. Les retombées indirectes de la guerre se feront également sentir en Suisse : problèmes de chaîne d’approvisionnement, flambée des prix de l’énergie, craintes de l’inflation et hausse des taux d’intérêt.
L’avenir nous dira si la guerre en Ukraine finira par déboucher sur un nouvel ordre mondial. Actuellement, ses répercussions à long terme sont encore difficiles à cerner. Mais il est clair que ce conflit marque une césure, tant sur le plan social et politique que dans le domaine économique. Face à ces événements naguère encore inimaginables, nous devons tout entreprendre pour maintenir l’ordre dans ce qui relève en fin de compte de la responsabilité de tous les acteurs de la prévoyance professionnelle, notamment des partenaires sociaux. Dans ce contexte, nous présenterons ci-après quelques-unes de ces tâches du point de vue de la prévoyance professionnelle.
Les pays industrialisés connaissent depuis des années un vieillissement constant de leur population. Dans les systèmes de prévoyance vieillesse essentiellement financés par répartition, les cotisations d’une population active de moins en moins nombreuse doivent financer les rentes d’une population croissante de retraités. Ces dernières années, de nombreux pays ont réagi à ce problème en misant davantage sur les rentes financées par capitalisation.
La Suisse occupe à cet égard une position initiale favorable. En comparaison internationale, elle fait partie des pays dont la fortune de prévoyance est la plus grande. En raison de ces évolutions, les Suissesses et les Suisses arrivés à l’âge de la retraite possèdent un pouvoir d’achat moyen plus élevé que les retraités des pays voisins. Notre système de prévoyance vieillesse contribue largement à éviter la misère des personnes âgées. Globalement, nous réussissons à protéger financièrement les retraités. La prévoyance professionnelle y contribue de manière décisive. Et il faut que cela dure !
Le paysage des caisses de pension est marqué par deux évolutions qui se sont accentuées ces dernières années. Tout d’abord, on observe une consolidation durable au sein des caisses de pension (CP). Alors qu’en 2004, on dénombrait encore 2’935 CP en activité, ce chiffre est tombé à 1’438 en 2020. Ensuite, sous l’effet de ce processus, les assurés s’éloignent de la CP appartenant à leur entreprise pour se tourner vers des institutions collectives et communes (ICC). Désormais, plus de 71% des assurés en activité sont assurés auprès d’une ICC. En outre, on constate une croissance constante et prononcée du total du bilan des CP. Alors que ce total s’élevait à 484 milliards de francs en 2004, les 1’438 CP atteignaient en 2020 une valeur de 1’063 milliards de francs. De surcroît, le nombre des assurés en activité a augmenté de près de 37% sur cette même période.
Quelle que soit leur taille, et qu’il s’agisse d’ICC ou de CP d’entreprises, les institutions de prévoyance ont besoin d’une qualité indispensable au sein de leurs organes de direction : le professionnalisme. Dans ce contexte, le système de milice est souvent qualifié de bonne solution typiquement suisse, mais trop peu professionnelle vu les défis à relever et notamment l’ampleur de la fortune à gérer.
Or, cette critique méconnaît précisément l’importance du principe de milice pour la prévoyance professionnelle. En effet, le système de milice est depuis toujours le garant d’une direction paritaire assurée par les partenaires sociaux, puisqu’il entraîne une interconnexion avec la société (entreprise fondatrice) ainsi que la mise à profit des compétences acquises dans le cadre de l’emploi principal. Il ne faudrait donc pas le relativiser et encore moins le supprimer, mais le mettre en œuvre de façon systématique, d’autant qu’une consolidation des CP entraîne un éloignement non négligeable des CP par rapport aux employeurs et aux travailleurs, ainsi qu’un certain anonymat qui dissipe l’intérêt de ces derniers pour les CP.
Outre les cotisations des travailleurs et les contributions des employeurs, le « tiers cotisant », comme on l’appelle, joue un rôle central. Les bons résultats réalisés ces dernières années sont notamment dus au grand professionnalisme des organes de direction. Rappelons aussi que les CP, contrairement à de nombreux établissements financiers suisses et étrangers, ont surmonté deux crises financières graves en 2002 et en 2008 sans grands problèmes de liquidité ni de solvabilité.
Pour l’instant, il est encore impossible de prédire les répercussions économiques et politiques concrètes qu’auront les incertitudes mondiales sur la gestion de fortune. Ce qui reste décisif, toutefois, c’est de disposer d’un portefeuille diversifié capable de résister aux turbulences géopolitiques. De même, il est essentiel d’appliquer une politique de placement durable axée sur les principes ESG. À titre fiduciaire, les CP assument la responsabilité d’une gestion de la fortune de leurs assurés qui soit durable et axée sur le long terme. Pour cela, elles n’ont pas besoin de réglementation de la part du législateur. L’accroissement de la réglementation renforce la bureaucratie et gonfle inutilement les frais de gestion, sans apporter d’avantage supplémentaire pour autant. En revanche, nous encourageons les CP à montrer à leurs assurés sous quelle forme elles intègrent les critères ESG dans le processus de placement. Il convient de rechercher un reporting ESG axé sur la pratique.
Face aux évolutions mentionnées, les débats sur la réforme de l’AVS et de la LPP passent quelque peu au second plan. Or, une mission centrale de la politique sociale consiste à protéger durablement l’AVS et la prévoyance professionnelle, ce qui exige de la part du Conseil fédéral et du Parlement une action claire et décidée. L’engorgement de réformes inabouties pendant des décennies doit enfin cesser. Il nous faut désormais une politique qui montre de façon transparente et confiante les mesures nécessaires pour garantir aux générations futures le « maintien du niveau de vie de manière appropriée ». Sinon, nous courons le risque d’imposer à la jeune génération des charges de plus en plus grandes pour des prestations de plus en plus réduites.
Au cœur de la réforme de la LPP actuellement débattue à Berne, il convient donc de placer aussi la question de la justice entre les générations. Il s’agit de garantir les rentes à long terme selon la méthode par capitalisation sans renforcer la redistribution qui est contraire au système. Une méthode de répartition comme pour l’AVS, où l’argent des personnes qui ont un bon salaire est redistribué à celles qui gagnent moins bien leur vie, est contraire à la finalité du deuxième pilier. Le premier pilier a été créé pour cela. En outre, la réforme doit être financièrement supportable pour les travailleuses et les travailleurs et être facile à mettre en œuvre par les CP sur le plan opérationnel.
Dans ce sens, le Conseil national a bien fait de rejeter très nettement la proposition du Conseil fédéral qui aurait conduit à une nouvelle redistribution contraire à l’esprit du système. C’est aussi dans ce sens que le Conseil des États devrait se prononcer. Le constat particulièrement positif à relever, c’est que pour la génération transitoire, des suppléments de rentes ne seront pas redistribués selon le principe de l’arrosoir à des assurés qui n’ont pas subi la moindre perte. À la place, l’accent porte désormais sur les quelque 14% des assurés qui seraient bel et bien directement touchés par un abaissement du taux de conversion minimum LPP. Cette approche correcte quant au fond et équitable sur le plan social réduit nettement la redistribution des jeunes aux vieux, contrairement au modèle du Conseil fédéral, tout en renforçant les revenus les plus faibles par le biais de suppléments de rentes fixes.
Le contexte actuel met les organes de direction des CP à rude épreuve. Il les oblige à réviser sans cesse les plans de financement et de prestations et à prendre, le cas échéant, des mesures techniques et en matière de politique de placement. Puisque la plupart des CP bénéficient d’une assise stable après ces dernières années qui ont été bonnes au niveau des placements, il n’y a pas lieu de prendre de décisions précipitées, même dans le contexte d’une menace inflationniste et de hausse des taux (qui sont, à moyen et à long terme, positifs pour le mode de financement par capitalisation). En effet, les CP ont judicieusement reconstitué leurs réserves après la crise financière de 2008.
Les réserves désormais accumulées apportent une contribution essentielle à la stabilité financière. En outre, chaque franc de prévoyance reste dans le circuit de la prévoyance et est utilisé au profit des assurés. Malgré tout, il est parfaitement possible que des questions accrues se posent ces prochaines années quant au caractère « équitable » de l’affectation des ressources entre les destinataires, compte tenu des différentes générations de retraités.
En fin de compte, les organes de direction devront également se pencher sur des questions de numérisation et de protection des données.
L’histoire nous apprend que la prévoyance professionnelle peut être marquée non seulement par les règles légales, les conditions actuarielles et les évolutions des marchés financiers influencées notamment par les tensions géopolitiques, mais aussi par des événements actuels. Dans ce genre de situations, il vaut la peine de rappeler constamment les points forts du 2e pilier financé par capitalisation, et qui se sont bien faits sentir, surtout ces dernières années. La prévoyance professionnelle n’a aucune raison de mettre sa lumière sous le boisseau. Elle assume son mandat de base (produire des prestations de rentes à un coût avantageux) en apportant une contribution authentique à une prévoyance durable, solide et fiable en Suisse.